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INTERVIEW DE SVITLANA LISHCHYNSKA, réalisatrice de MARIOUPOL, TROIS FEMMES ET UNE GUERRE

  • Adrien Fondecave
  • 11 nov.
  • 15 min de lecture

Dernière mise à jour : 14 nov.

Une photo de famille, avec Svitlana Lishchynska (à gauche), sa petite-fille, sa mère et sa fille
Svitlana Lishchynska (à gauche), avec sa petite-fille, sa mère et sa fille. Une photo de famille visible dans son film Marioupol, trois femmes et une guerre (2024).

LE MOT : RÉSISTANCE


LE DERNIER MOT DE TROP a pu s'entretenir avec Svitlana Lishchynska, réalisatrice ukrainienne du documentaire Marioupol, trois femmes et une guerre, sorti en 2024, cofinancé et diffusé par Arte, dans le cadre du programme Génération Ukraine. Ce long métrage (90 min) a été projeté au Centre Pompidou fin 2024, en partenariat avec la Cinémathèque du Documentaire et la Bibliothèque Publique d'Information, avec d'autres films de Génération Ukraine.

Parmi les documentaires ukrainiens réalisés après l'invasion russe de février 2022, dont beaucoup dressent un tableau général de la situation en Ukraine, Marioupol, trois femmes et une guerre se distingue en prenant le temps de dépeindre la personnalité et les parcours de trois femmes, issues d'une même famille. Il en résulte un film très émouvant, tant on s'attache à ces femmes de caractère, qui résistent chacune à leur mesure face à l'agresseur russe. Ce documentaire est visionnable gratuitement sur le site d'Arte jusqu'au 8 janvier 2026.

Un grand merci à Svitlana pour sa confiance, sa disponibilité, et sa bienveillance chaleureuse, ainsi qu'à Anna Koriagina et à l'équipe d'Arte France pour la mise en relation.


Adrien Fondecave : En France, nous connaissons votre dernier film, dont le titre ici est Marioupol, trois femmes et une guerre. Il est différent du titre international, en anglais, qui est A bit of a stranger [qu’on peut essayer de traduire par Un peu étranger]. Nous ne connaissons pas le reste de votre travail. Pouvez-vous vous présenter et nous donner un aperçu des autres films que vous avez réalisés et écrits ?


Svitlana Lishchynska : J’ai 54 ans et pendant plus de 25 ans, j’ai travaillé pour des chaînes de télévision, en réalisant des émissions de divertissement. Après 2014, j’ai commencé à aller en profondeur dans le domaine cinématographique. Vous pouvez dire de moi que je suis une « débutante tardive », parce que j’ai commencé ce nouveau chapitre de ma vie assez tard. Mais vous savez, l’avantage pour moi est que je suis une réalisatrice expérimentée, et j’ai des choses à dire aux spectateurs. Mon premier film était à propos des femmes pendant la guerre, à propos des droits des femmes pendant la guerre. C’était le début de la guerre russo-ukrainienne [qui a débuté en 2014]. C’était un almanach, et j’ai réalisé deux histoires dans ce cadre.


Après cela, j’ai réalisé des moyens métrages documentaires. Par exemple Ballroom King (2019), au sujet d’un danseur ukrainien de bals qui a étudié en Ukraine et qui a eu ensuite beaucoup de succès, en étant l’un des meilleurs danseurs du monde. Un autre de mes films est Treasures of Verona (2019). Cette histoire raconte une brillante opération mise en place par les gardes frontières ukrainiens, en collaboration avec Interpol et la Police italienne, pour rechercher 17 chefs-d’œuvre volés au Musée Castelvecchio (à Vérone, en Italie).


Quand l’invasion russe a commencé, je suis retournée au documentaire. J’ai réalisé d’abord le documentaire Mariupol. Reconstruction (2022) pour Current Time. Puis, j’ai décidé de retourner à l’idée que j’étais en train de développer avant l’invasion : un documentaire sur comment la « russification » a affecté ma famille à Marioupol.


J’ai développé ce film car je savais que la situation avec la langue russe et les sentiments envers la Russie étaient assez forts à Marioupol, je voulais donc explorer à quel point est forte l’influence russe dans ma ville natale. Mais la guerre a brisé tous mes plans, toutefois j’ai continué à filmer ce qui m’arrivait. C’est comme cela que le film Marioupol, trois femmes et une guerre est né.


Mon film peut montrer de quelle nature ces sentiments envers la Russie peuvent être, où ils conduisent, et à quel point ils sont dangereux. Vous pouvez tout perdre si vous avez des sentiments envers la Russie. Juste, s’il vous plaît, construisez votre identité sur n’importe quelle autre culture, mais pas la culture russe. Voilà mon histoire.


Adrien : Comment ce projet a-t-il évolué ? Parce que je pense que la plupart de votre famille a été choquée par l’invasion de février 2022. Comment avez-vous fait évoluer votre projet et comment y avez-vous impliqué votre famille ?


Svitlana : Ça a été dur, très dur. Tout d’abord, j’ai filmé. Je leur ai demandé en tant qu’habitants de Marioupol de m’aider avec un teaser pour le développement de mon projet. Nous avons fait quelques interviews. C’était avant l’invasion. Ma famille a accepté, elles ont pensé que personne ne verrait ces rushs, que personnes ne les écouterait.


Mais après, quand j’ai décidé que ça allait être une histoire sur ma famille, j’ai dû faire beaucoup d’efforts pour les convaincre de continuer à les filmer, parce qu’elles ne comprenaient pas. Pourquoi ? Pourquoi devaient-elles prendre part à ce projet ? Tout le monde était stressé, et au début de l’invasion, nous nous sommes beaucoup disputées avec ma fille. Finalement, ma productrice les a convaincues, elle leur a promis que ce serait un excellent film.


Ma famille ne comprenait pas comment il était possible que mon équipe de tournage passe des heures, jour après jour, chez elles. J’étais surprise car elles ont vécu avec moi pendant des années et elles ne comprennent pas comment un film est tourné. Oui, ça a été dur. Mais après, peu à peu, elles ont été tellement impliquées et optimistes quant au processus ! Elles ont même suggéré des scènes. Notamment ma maman, parce que pour elle c’était comme avoir du soutien. Elle ne se sentait plus si seule.


Svitlana Lishchynska avec sa mère, sa fille, son gendre et sa petite-fille, dont c'est l'anniversaire, autour d'un gâteau, dans une pièce décorée de ballons roses

Adrien : J’ai aussi vu une courte interview de vous par Arte. Je reviens au titre anglais de votre film, qui est A bit of a stranger. Comme vous le dites dans cette interview, c’est seulement une partie de votre film, mais une partie importante, de parler du fait d’être une étrangère. Même dans son propre pays, en Ukraine, avec vos diverses origines, cultures, langues… Il y a aussi la notion de nation, de pays. Pouvez-vous nous dire pourquoi c’est si important pour les Ukrainiens de nos jours ? J’ai l’impression que c’est au centre des préoccupations des Ukrainiens aujourd’hui.


Svitlana : Si je comprends bien votre question, dites-moi si ça n’est pas le cas, je pense que c’est parce que j’ai grandi en URSS, c’était un état totalitaire où l’on parlait russe. Et maintenant, Marioupol qui était ma ville natale, où j’ai passé mon enfance, n’est plus accessible pour moi. Donc je ne ressens pas un sentiment d’appartenance culturelle et ethnique à l’Ukraine, un pays avec sa propre langue et sa propre culture.


Mais la tragédie est que la culture soviétique dans laquelle j’ai grandi est empoisonnée. Et je ne peux pas revoir des films de cette époque, parce que la plupart d’entre eux – je parle des films soviétiques – étaient de la propagande. Ces films n’étaient pas naturels et plein de pitreries. Sauf pour Andreï Tarkovski et quelques autres cinéastes.


Et pour la musique, c’est la même chose. Je ne peux pas écouter de la musique russe. Je ne peux pas lire de la littérature russe. Mais je ne connais pas la littérature ukrainienne en profondeur. J’ai essayé de la lire, mais je m’y sens déconnectée. La tragédie pour moi est que je ne ressens aucune connexion avec une culture. Et ma fille, Alexandra, dit la même chose dans le film : « je peux aimer, je peux même admirer la culture ukrainienne, mais je ne sens pas que c’est ma culture ». Je ne ressens pas que c’est la mienne à un niveau profond. Donc, par l’intellect, oui, je suis une citoyenne de l’Ukraine. Je vis à Kyiv. Mais avec ce film, nous parlons du niveau profond de qui je suis, et pourquoi finalement je me définis comme une Ukrainienne aujourd’hui.


Adrien : Vous questionnez trois générations de femmes – car la génération de Stefy, votre petite-fille, est trop jeune pour s’exprimer. L’Ukraine dans laquelle vous avez vécu n’est pas la même. Et votre rapport à la féminité et à la maternité est aussi différent. Le titre de votre film en allemand et en français met en avant le fait d’être trois femmes, ainsi que votre lien avec Marioupol, sans parler de pays. Votre mère a vécu sous l'URSS. Vous aussi, puis vous êtes devenue adulte dans les années 1990, dans l'Ukraine indépendante. On sent que ça vous a libéré, même si c'est un long processus, toujours en cours. Par contre, votre fille a grandi dans une Ukraine libre et indépendante, mais elle ne semble pas partager votre enthousiasme. Elle semble être fascinée par la Russie et sa culture, même si elle n’aime pas Poutine. Que pensez-vous de cette situation et de vos trois trajectoires ?


Svitlana : Je peux commencer avec moi. Parce que maintenant, je suis plus enthousiaste envers l’Ukraine, car je sais ce qu’est l’Union Soviétique. Ma fille ne peut même pas imaginer à quoi ressemblait l’Union Soviétique. La Russie est très similaire à l’URSS.


Vous savez, même si à cause de la guerre il y a quelques restrictions de libertés en Ukraine, il y a davantage de liberté en Ukraine qu’en Russie aujourd’hui. Ma fille n’a jamais, jamais expérimenté de restrictions de liberté, et ce qu’elle connaît de la Russie, elle le sait seulement par la télévision, la télévision russe. Donc son imagination à propos de ce qu’est la Russie est absolument différente de mon point de vue. Et aussi du point de vue de ma maman.


Ma mère a été aussi affectée par l’Union Soviétique, et à son époque, c’était une honte de parler ukrainien. Mais les parents et les grands-parents de ma mère parlaient ukrainien, ils adhéraient à quelques traditions ukrainiennes, donc ma mère avait une identité ukrainienne. Ce n’est même pas une question de langue. C’est aussi à propos de comment vous vous percevez. C’est une question de dignité, d’une forme de dignité, de savoir qui vous êtes.


Mais pour revenir à moi, je fais partie d’une génération dont la personnalité a été complètement brisée.


Adrien : J’ai été très impressionné par les images que vous avez prises de votre mariage dans les années 1990. Il y avait une telle impression de liberté, avec des gens qui plaisantaient. C’était très drôle et vous paraissiez vraiment heureuse. Vous venez de parler du fait d’avoir vécu dans l’Union Soviétique. Comment était la vie en Ukraine dans les années 1990 par rapport à aujourd’hui ? Etes-vous nostalgique de cette époque ?


Svitlana : J’étais jeune à cette époque. J’étais très optimiste. Le manque d’argent n’était pas un gros problème pour moi, parce que j’étais pleine d’espoir, je me sentais puissante, pleine d’énergie, etc. C’est toujours très subjectif. Pour moi, il n’y avait pas de gros problèmes. Et comme pour la Russie et l’Ukraine, je me souviens comment l’Ukraine est devenue populaire à Marioupol. Je me souviens de cette époque. La musique ukrainienne est apparue, tout comme des magazines ukrainiens, et tout cela était vraiment intéressant, vraiment à la mode, vraiment rare… C’était difficile à trouver, c’était vraiment spécial…


A cette époque, nous avions des coupons, même pas de la monnaie. Nous étions tous millionnaires avec ces coupons. Mais parce que nous étions jeunes durant cette période, ça ne semblait pas être un problème pour moi. Et nous avions accès à des films du monde entier, et à de la musique sur MTV, et c’était amusant. Je me souviens que c’était amusant.


Adrien : Dans votre film, il y a une séquence qui a été tournée dans la cathédrale Sainte-Sophie de Kyiv, et une dame parle du fait que l’Ukraine a une forte culture du matriarcat. Quelle est la place des femmes en Ukraine, au siècle dernier, au 20e siècle et aujourd’hui ?


Svitlana : Oh, je pense qu’au 20e siècle, c’était encore davantage patriarcal. Parce qu’aujourd’hui nous ressentons les conséquences de l’occupation russe patriarcale, au sein de notre société. L’Ukraine était davantage matriarcale que la société de l’Est. Et dans la cathédrale Sainte-Sophie, nous avons même un document sur un mur qui a été rédigé par deux princesses. Une princesse a cédé une terre à une autre princesse, donc ce document est un accord. Vous pouvez y aller et le lire. Il a été fait entre deux femmes, et elles étaient puissantes. Et aujourd’hui, je pense que les femmes sont toujours libres en Ukraine. Mais je pense que nous ressentons maintenant quelques influences venant de la Russie, car nous avons passé 300 ans dans l’Empire russe. Nous pouvons sentir ces conséquences.


Svitlana Lishchynska embrasse sur le front sa mère, alors qu'elles sont sur le quai d'une gare, entre deux trains

Adrien : Il y a un moment, surtout à la fin de votre film, et je pense que c’est un des points clés de votre film, où vous vous demandez si l’amour peut exister quand il n’y a pas de liberté, et inversement. Comment pensez-vous que l’histoire de l’Ukraine a façonné la vie de ses habitants ?


Svitlana : Les Ukrainiens ont réussi à survivre dans cet empire, pendant ces temps difficiles ensemble avec la Russie. Celles et ceux qui ont réussi à survivre, ils avaient un cœur plein d’amour. Je le sais de façon rationnelle, je le vois chez d’autres peuples. J’admire cela. Je pense – c’est peut-être une généralisation – bien sûr qu’il y a de l’amour, mais en Ukraine c’est une tradition, je pense que ça n’est pas seulement une question de peuple, mais aussi de tradition. Mais l’Union Soviétique nous a affectés. Oui, nous devions mériter l’amour. Je ne sais pas comment c’est en France, peut-être que c’était la même situation partout. Mais notre génération a dû mériter l’amour. Mais si nous regardons du côté de la tradition ukrainienne, je dirais qu’il y a de l’amour.


Adrien : Vous voulez dire que la culture ukrainienne profonde promeut l’amour ? C’est quelque chose dans vos racines, mais qui a été affecté par l’occupation soviétique. C’est ce que vous voulez dire ?


Svitlana : Absolument. L’occupation soviétique et l’occupation russe nous ont affectés. Parce que la société russe est incapable d’aimer. Si vous regardez le film Interceptés [2024, réalisé par Oksana Karpovych, également visible sur le site d'Arte jusqu'au 8 janvier 2026], vous pouvez comprendre ce dont je vous parle. Et la situation était la même durant l’Union Soviétique.


Adrien : Quand vous êtes venue en France pour présenter votre film au Centre Pompidou [le 1er décembre 2024], il y a eu une question du public à propos des hommes dans votre film, parce qu’ils sont très peu nombreux, on voit seulement votre beau-fils. Et je voulais savoir comment va-t-il ? A-t-il été mobilisé dans l’armée ?


Svitlana : Non, ma fille et son mari se sont enfuis ensemble à Londres au début de l’invasion. Il a travaillé comme interprète militaire, dans un programme de formation de soldats en Grande-Bretagne, et il a travaillé là plusieurs mois. Mais après, pour des raisons de santé, il a dû changer de travail, parce que c’était assez dur. Maintenant, il travaille à Londres, et ils vivent ensemble. C’est pour cela que je ne suis plus ou moins pas inquiète pour eux aujourd’hui. Parce qu’avec un jeune enfant, leurs premières années ont été assez dures à vivre, dans un autre pays que le leur.


Adrien : Et comment va votre famille, votre mère, votre fille, son mari, leur fille ? Comment vont-ils aujourd’hui ?


Svitlana : Oh, ils vivent tous en Grande-Bretagne, à Londres, et ma mère reste toujours là-bas. Parce que c’était dangereux d’être à Kyiv au début, et ensuite Sasha [la fille de Svitlana, Alexandra] avait besoin de l’aide de ma mère, et ma mère ne pouvait pas imaginer sa vie sans Sasha et la petite Stefy. Elles sont plus importantes pour ma mère que moi, mais je suis ok avec ça. Et donc, ils vont bien.


Adrien : Et de votre côté, comment allez-vous ? Parce qu’à la fin du film, nous voyons que vous faites le choix de rester à Kyiv. Ce n’est pas un choix facile, d’autant que vous vivez sans votre famille. Comment allez-vous aujourd’hui, et quels sont vos projets ?


Svitlana : Vous savez, si je pars vivre autre part à l’étranger, je peux perdre mon identité de réalisatrice de films. Je suppose que je pourrais travailler chez McDonald’s – je ne sais pas – pour survivre. Donc, en restant ici je peux travailler, je peux être une réalisatrice dans ce pays. Je peux raconter des histoires à propos de l’Ukraine. J’ai toute cette expérience… Mais je n’ai pas ma famille avec moi. Cette situation n’est pas confortable pour moi. Mais aujourd’hui je choisis de rester, pour moi c’est davantage vivable de rester ici.


Et en ce moment, je suis en train de travailler sur un projet : Face It Without Fear. C’est aussi une réflexion sur le passé soviétique. C’est à propos de la participation ukrainienne dans la guerre entre l’URSS et l’Afghanistan. Car à cette époque, l’Ukraine faisait partie de l’Union Soviétique. Pour moi, si nous voulons être une société mature, nous devons réfléchir à notre passé. Je pense que c’est extrêmement important. Pour moi, personnellement, c’est intéressant comment des gens peuvent partir et tuer d’autres personnes dans d’autres pays. Comment est-ce possible ? Ce phénomène, avec tous ces soldats, je suis sûre que ce sont de bons fils, de bons maris, ce sont de bonnes personnes. Mais ils font des choses terribles, et je veux explorer ce phénomène lié à cette Guerre d’Afghanistan.


Adrien : Et comment est le moral des Ukrainiens aujourd’hui ? Je sais que c’est difficile. Et en France, nous savons qu’il y a des négociations, qui sont très difficiles. Nous comprenons que Poutine ne veut pas de négociations. Donc je sais que la guerre dure. Comment allez-vous en Ukraine, avec vos compatriotes ?


Svitlana : Vous savez, cette guerre est une question d’épuisement, et la Russie attend que la société ukrainienne soit épuisée. Et si je vous dis que nous sommes épuisés, je vais aider la propagande russe. Les gens ont la capacité de s’habituer à tout, et nous devenons habitués à vivre dans la pire des situations. C’est ce qui nous aide à rester ici et à survivre. Nous commençons à nous préoccuper de santé mentale et nous commençons à apprendre de nouvelles choses. Donc nous sommes en train de changer.


Nous ne pouvons pas être épuisés, parce que nous sommes en train de changer, c’est la nature humaine. D’abord, peut-être que vous vous sentez épuisés, et après vous commencez à changer pour survivre. Et aujourd’hui, nous nous sommes ajustés à toute cette situation. Je ne sais pas ce qu’ils attendent de nous. Maintenant, j’essaie de ne plus lire les nouvelles. Parce que je sais qu’aujourd’hui il y a beaucoup d’opérations spéciales dans les médias, et vous ne savez jamais ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. C’est une opération spéciale dans les médias. Donc j’essaie de ne pas lire les informations, juste de vivre ici et maintenant, et faire ce que je fais.


Svitlana Lishchynska, avec des lunettes de soleil, est au milieu d'une foule d'Ukrainiens, avec des drapeaux aux couleurs de l'Ukraine bleus et jaunes en arrière-plan

Adrien : Est-ce que la société en Ukraine est divisée, ou y a-t-il une sorte de consensus sur le fait d’être ensemble, de faire face à la guerre ensemble ? Comment est la situation globale ?


Svitlana : Vous savez, les Ukrainiens sont des champions, je pense, pour combattre différentes choses, ou même pour tout combattre. Et nous commençons à nous battre sur les réseaux sociaux. Je ne connais pas un endroit, un pays, où les gens sont davantage actifs dans tous ces combats et dépensent leur énergie pour combattre une telle situation. Globalement, je pense qu’en tant qu’Ukrainiens, nous partageons une même vision de la situation, absolument. Peut-être pas tout le monde, mais la plupart d’entre nous.


Adrien : J’ai quelques questions sur la façon dont les pays occidentaux sont perçus en Ukraine. D’abord, comment la France est-elle perçue par les Ukrainiens ? Parce que la plupart de l’aide militaire européenne vient de la Pologne. Je sais que l’Allemagne est aussi très impliquée. Donc comment percevez-vous la France dans votre pays ?


Svitlana : La France est l’une des meilleures démocraties, je pense. C’est l’un des exemples de démocratie dans mon cercle de relations. Et c’est une grande puissance nucléaire. Je serais heureuse si l’Ukraine avait quelques institutions et fonctionnait comment la démocratie fonctionne en France. Mais vous savez, la France a plus de 200 ans de tradition démocratique.


Adrien : Et comment est perçu le président Macron ? Je ne sais pas si vous le connaissez, parce que peut-être qu’il est moins connu que, par exemple, Trump ou Biden.


Svitlana : Vous savez, nous, les Ukrainiens, nous sommes assez occupés pour prêter attention aux présidents des autres pays, même Trump. Nous comprenons qui est Trump, et nous ne faisons pas attention à lui. Parce que dans mon univers, je peux voir comme les Russes discutent à propos de Marcon ou de Trump, à propos de géopolitique… Mais en Ukraine, nous étions contents que Macron gagne l’élection présidentielle, parce qu’il a un point de vue davantage démocratique et il soutient l’Ukraine. Pour nous, c’était une bonne nouvelle. Mais dans notre vie quotidienne, je pense que les Ukrainiens ne s’impliquent pas tellement dans la géopolitique.


Adrien : Je comprends très bien, vous êtes en guerre, donc vous avez beaucoup d’autres préoccupations que la diplomatie étrangère, etc. J’ai une autre question : comment percevez-vous l’Union Européenne ? Parce que les Ukrainiens veulent faire partie de l’UE, et la France veut que l’Ukraine en fasse partie. Donc comment percevez-vous cette entité ?


Svitlana : Je ne peux pas parler depuis la perspective de tous les Ukrainiens. Nous sommes tous très différents. Je peux parler seulement depuis ma propre perspective. Je reste optimiste, parce que l’Ukraine est un énorme pays, elle est grande. C’est un pays très riche, avec un gros potentiel. Je serais heureuse si l’Ukraine faisait partie de l’Union Européenne. L’Europe a toujours été une part de notre histoire. L’Ukraine faisait partie de l’Europe, de la Lituanie, de la Pologne et de l’Empire Autrichien. Je pense que nous devons être ensemble, avec quelqu’un en tant que peuple. Vous devez être en société. Donc, si vous n’êtes pas en société avec la Russie, vous devez être en société avec d’autres sociétés.


Adrien : J’ai deux dernières questions. Premièrement, que voudriez-vous dire aux Français et aux Européens aujourd’hui ? Si vous aviez un petit message ou quelque chose que vous aimeriez partager avec nos pays occidentaux ?


Svitlana : Je voudrais juste, une fois de plus, dire merci et exprimer ma gratitude envers l’Europe et les Européens pour leur aide, et je veux que vous le sachiez. Nous le voyons tous. Nous le ressentons, vraiment, dans nos vies. Et je voulais que vous le sachiez.


Adrien : Et que voudriez-vous dire à vos compatriotes ukrainiens ?


Svitlana : Oh, plein de choses ! Oh mon dieu, c’est plus compliqué. Il y a tellement de mots, dans ce monde. Ce que je veux dire au monde et à mes compatriotes, je le dis dans mon film. Je pense que le but de mon film est de construire un chemin pour davantage de compréhension et avoir un niveau de ressentiment le plus faible possible. Parce que nous, les Ukrainiens, nous sommes tous stressés, en raison des agressions russes. Et je ne peux pas dire aux gens « calmez-vous ». Ou « ne haïssez pas cette Russie ou les Russes », parce que ça vous détruit. Je ne peux pas le dire car c’est une chose stupide, notamment pour les gens qui ont perdu leur famille. Mais je veux leur faire éprouver, à travers mon film, leur faire réaliser que vous pouvez soigner votre haine, et ne pas la nourrir. Vous savez, c’est difficile. C’est difficile, c’est un défi. Mais je pense que pour moi, c’est la chose la plus importante. Que nous restions tous des êtres humains, dans ce monde.


Propos recueillis et traduits de l’anglais par Adrien Fondecave le 11 août 2025, en visioconférence.


Svitlana Lishchynska touche de sa main une fenêtre avec le verre cassé, qui tient grâce à du scotch, les yeux baissés, en train de réfléchir

 
 
 

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