BUGONIA de Yórgos Lánthimos
- Mathis Gautherin
- 26 nov.
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 nov.

LE MOT : EXTINCTION
Lanthimos, maître grec de l’absurde et du malaise, revient avec Bugonia, un huis clos paranoïaque, qui nous livre une fable scientifico-burlesque et politique sur la situation de crise que nous vivons actuellement.
Le film met en scène Michelle Fuller — incarnée par Emma Stone, PDG d’une multinationale pharmaceutique, kidnappée par deux hommes conspirationnistes, Teddy et Don — incarnés par Jesse Plemons et Aidan Delbis — persuadés qu’elle est une extraterrestre dangereuse ayant pour mission de détruire l’humanité.
Leur délire, qui peut s’apparenter à du matraquage complotiste lié à l'ingurgitation de fake news sur Internet, n’est pas qu’un simple prétexte. Il incarne les fractures de notre époque, à savoir la course à l’information et à la manipulation, et l’avidité de l’élite capitaliste basée sur l’accroissement illimité des forces productives dans un monde aux ressources finies, conséquence de la cause écologique en cours.
Ce film a donc la prétention d’être une critique implicite du capitalisme pharmaceutique et de la technoscience. Par sa position de PDG d’une des industries pharmaceutiques les plus influentes au monde, Michelle a la mainmise sur les traités médicaux. Elle décide de qui vit, qui meurt, et selon quelles modalités. Elle incarne tout ce que déteste Teddy, qui l’accuse d’avoir empoisonné sa mère par un faux traitement médical.
La « bugonia » — du grec βοῦς (bœuf) et γονή (progéniture), signifiant « progéniture du bœuf » —, concept fondé sur la croyance que les abeilles peuvent naître à partir du corps d’un bœuf mort, devient cette métaphore de la catastrophe écologique: comme si, dans le capitalisme moderne, la vie naissait de la mort — des cadavres des faibles émerge une force nouvelle, oppressante, organisée, prête à régner. Le film interroge ainsi le lien conflictuel entre l’écologie et le pouvoir capitaliste. L’écologie ne peut exister et perdurer en présence du capitalisme.
Au-delà de cette analyse idéologique, le film fonctionne aussi comme un récit de révélation progressive. [SPOILER] Car au fil de l’histoire, les certitudes s’inversent : ce qui semblait être délire complotiste se mue en vérité terrifiante, puisqu’on apprend à la fin que Michelle est bel et bien une entité extraterrestre infiltrée, observant et manipulant l’humanité comme un organisme expérimental. La mort des abeilles devient donc le signal d’une extinction programmée : si les abeilles meurent, les humains meurent. Les ravisseurs, qu’on prenait pour des fanatiques illuminés sont ceux qui ont entrevu le réel. Et les puissants ne sont finalement pas les patrons, mais ceux, invisibles, qui tirent les ficelles depuis l’au-delà et qui décident d’exterminer l’Humanité.
Mais malgré ces ambitions affichées, Bugonia révèle surtout les limites d’un cinéma qui confond profondeur avec mystère, et critique sociale avec cynisme mondain. Certes, Lanthimos prétend faire vaciller nos certitudes à travers ces révélations progressives — autant loufoques les unes que les autres — mais se contente d’agiter des images cryptiques sans jamais construire de réel propos sous couvert de métaphores pour combler, voire masquer les limites de son analyse politique de la société. La révélation finale, censée bouleverser le regard et faire réagir le spectateur sur les crises actuelles, ressemble davantage à un twist opportuniste qu’à l’aboutissement d’une réflexion.
L’absence de catharsis , ne relève pas d’un projet philosophique au sens aristotélicien, mais d’une stratégie de facilité : refuser toute résolution pour donner l’impression de pensée critique. En réalité, le film se dérobe à la responsabilité narrative. En effet, il ne nous confronte pas à un tragique contemporain, il nous prive volontairement de toute expérience émotionnelle, en asséchant ses personnages et en réduisant leurs sentiments à des surfaces opaques. On ne ressent ni compassion, ni empathie, ni effroi, juste une distance glaciale qui finit par devenir anesthésie.
La mise en scène est certes très maîtrisée par Robbie Ryan — directeur de la photographie du magnifique film Bird (2024) d’Andrea Arnold — mais elle vire vite à l’afféterie.Les cadres grand-angle, les visages écrasés, les performances mettent constamment le spectateur dans une position d’incertitude, de vigilance et d’anxiété. Tout cela donne un style, oui, mais un style qui tourne à vide puisque le malaise répété finit par devenir un tic, une recette visuelle préfabriquée qui se répète dans la quasi-totalité de la filmographie de Lanthimos. Il y a du maniérisme là où il devrait y avoir du sens. On sent le réalisateur s’admirer lui-même — en mettant sur la table la carte de son génie dans l’esthétisme — en train de provoquer du malaise.
Quant au sous-texte politique, il n’est jamais assumé. Lanthimos fait semblant de dénoncer la post-vérité, et le capitalisme avec son aspect anti-écologique et anti-social mais sans jamais prendre position. Il joue l’équilibriste cynique : tout le monde est coupable, donc personne ne l’est vraiment. Il ne critique pas le capitalisme pharmaceutique, il le met en scène comme un décor stylisé. Il ne dénonce pas les complotistes, il les justifie en leur donnant raison. Il ne dénonce pas non plus le sentiment d’impuissance politique, il l’élève en posture esthétique.
Le résultat est donc un film qui se gargarise de ne rien résoudre, de ne rien affirmer, de ne rien transmettre. Il constate et croit que constater suffit à penser. Derrière sa façade “intellectuelle”, Bugonia n’a rien à dire que nous ne sachions déjà : le monde est fracturé par un capitalisme rongeur, les puissants bourgeois veulent nous écraser, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut s’avouer vaincu.
On sort de la salle non pas déstabilisé mais frustré. Non pas interrogatif mais confisqué de tout rapport émotionnel. C’est un film qui laisse certes une trace en raison d’une atmosphère oppressante et gore, mais laisse également une impression stérile : celle d’avoir assisté à un exercice de style refermé sur lui-même, trop occupé à se contempler plutôt que de nous interroger.
Je finirai donc ma critique sur ces mots : Bugonia se voulait miroir de la société, mais il finit par être une vitrine esthétique.




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