DOSSIER 137 de Dominik Moll
- Mathis Gautherin
- 19 nov.
- 4 min de lecture

LE MOT : IMPUNITÉ
Dossier 137, que j’ai vu en avant-première le 16 novembre au cinéma 104 à Pantin en présence de son scénariste Gilles Marchand, propose de plonger dans les rouages de l’IGPN — la police des polices — à travers l’enquête menée par Stéphanie, enquêtrice anciennement aux stups, chargée d’élucider les circonstances du tir de LBD qui a grièvement blessé Guillaume Girard, un jeune homme qui était monté sur Paris depuis saint-dizier avec sa famille, pour participer à la manifestation des gilets jaunes du 8 décembre 2018.
Gilles Marchand et Dominik Moll (réalisateur et co-scénariste) revendiquent un travail préparatoire solide : étude de dossiers juridiques et journalistiques, entretiens, collecte de témoignages, immersion d’une journée à l’IGPN avec les enquêteurs.
Cette dimension documentaire se ressent bien dans la précision du protocole, la restitution du quotidien des enquêtrices — on suit également Stéphanie dans sa vie personnelle — et l’effort d’humanisation d’un service souvent caricaturé à la fois par la police elle-même, et par la population anti-flic. On comprend la volonté du film, qui est d’éclairer un métier mal perçu, montrer des femmes qui enquêtent sur d’autres policiers tout en étant elles-mêmes policières, et dont la parole est parfois méprisée et sous-valorisée par une institution imprégnée de culture patriarcale et de masculinisme.
Pourtant, cette riche documentation ne suffit pas à compenser une mise en scène très sage, presque plate, qui évoque davantage un téléfilm — n’en déplaise aux fanatiques de séries policières France 2 ou France 3 — qu’un véritable geste de cinéma. Le jeu d’acteur manque clairement de profondeur, il ne dégage aucune puissance émotionnelle dans des situations pourtant tragiques, comme le vit Guillaume Girard. Le choix de centrer l’intrigue sur un Gilet jaune blessé, plutôt que sur une personne racisée de banlieue ou un militant écologiste — qui pourtant, peuvent eux-mêmes être Gilets jaunes, l’un ne va pas sans l’autre — est selon Gilles Marchand (je me réfère a ce qu’il a dit post-projection pendant l’avant-première, ndlr) lié au fait que le scénario a été écrit avant la mort de Nahel. Il tiendrait aussi de la volonté de ne pas invisibiliser le mouvement des Gilets jaunes, que le scénariste considère comme un tournant dans la perception publique des violences policières, alors que celles-ci ne datent pas d’hier — pensons à Zyed et Bouna en 2005, ou encore Rémi Fraisse en 2014.
De plus, l’absence de contexte socio-politique affaiblit le propos. Aucun rappel historico-politique, aucune statistique sur les blessés lors du mouvement des Gilets jaunes et l’impunité policière — seulement un court dialogue mené par Alicia Mady, la femme de ménage du Prince de Galles, témoin centrale de l’affaire, comme si c’était à la femme racisée des banlieues d’éveiller la policière blanche sur les violences structurelles de son propre système.
Le film traite ce qui aurait pu être un événement massivement documenté comme un simple dossier parmi d’autres. Le spectateur est laissé seul face à des enjeux qu’on devine mais qu’on ne nomme jamais. L’élément le plus intéressant du film — celui qui m’a empêché de m’endormir — réside dans sa description de l’IGPN comme institution intermédiaire : des enquêtrices sincères, prêtes à faire leur travail, mais constamment freinées par une hiérarchie — la hiérarchie de la hiérarchie — qui protège les siens sous couvert de légalisme. La scène où, face à la vidéo accablante montrant les violences de la BRI sur Guillaume, pièce à conviction de l’enquête — fournie par Alicia Mady qui a tout vu depuis la fenêtre de la chambre d’hôtel qu’elle nettoyait — une enquêtrice se contente d’un « il a déconné ». Cette réaction est un condensé du déni structurel, de l’absence de remise en question de la culture policière et l’idée que les dérives individuelles exonèrent le système, qu'elles ne viendraient pas du système lui-même, mais seulement du mauvais comportement à l’instant "t" d'un policier — comme un gosse qui s’est mal comporté en classe.
L’IGPN enquête, expose les contradictions et les abus, mais ne remet jamais en question sa propre hiérarchie, celle-là même qui invalide ses conclusions.
Résultat : un mécanisme d’impunité préservé, où chacun peut dire « j’ai fait mon travail » tandis que rien ne change.
Focus sur le personnage de Stéphanie qui occupe une position symboliquement forte : originaire de la même ville que la victime, ayant des liens indirects avec sa famille, elle représente la collision, le produit de deux camps. Ceux qui subissent la violence policière et ceux qui en portent l’uniforme. Mais cette richesse narrative reste sous-exploitée. Le film préfère la sobriété à l’exploration psychologique laissant le potentiel dramatique largement inexploité. Il introduit un motif inattendu : les vidéos de chats. D’abord anecdotiques, elles deviennent un symbole de la polarisation sociale et de l’évasion par le divertissement face à l’effondrement de la société.
[SPOILER] La scène finale, où Stéphanie se réfugie à son tour dans ces vidéos après l’échec de son enquête, va sceller le pessimisme du film : elle capitule. Elle accepte l’impuissance du système dans lequel elle participe et qu’elle essaye tant bien que mal de le sauver, dans une moindre mesure.
Elle se laisse engloutir par le confort anesthésiant du divertissement, reproduction directe du comportement de sa mère, pourtant pointé du doigt par le père qui ne cesse de critiquer l’abrutissement des réseaux sociaux. Aucun horizon, aucune perspective de transformation. Le film assume un pessimisme total.
Pour finir ces mots, si Dossier 137 montre la mécanique d’étouffement institutionnel et la souffrance silencieuse des agents intègres, il se prive d’une critique plus profonde, plus politique, plus nécessaire. On aurait souhaité un ancrage factuel plus fort, ne serait-ce que quelques données sur les sanctions réellement appliquées envers les policiers fautifs, ou un rappel du nombre de victimes lors du mouvement des Gilets jaunes. Ces éléments auraient permis de dépasser la simple étude de cas pour interroger un système entier. Sans cela, le film donne vraiment l’impression de confirmer ce qu’il dénonce : un dispositif qui fait semblant d’enquêter, une fiction qui fait semblant de questionner. Un film qui, au final, révèle les failles de l’institution, mais sans aller jusqu’à les nommer. Montrer l’impasse, mais sans en interroger les racines.




Pas cool de spoiler la fin …